En immersion au marché Dantokpa
Ignacio Selva, cinéaste du club de A2PV Les Pennes Mirabeau (région 8, UMCV), s’est illustré au dernier concours national à Soulac-sur-Mer avec son film Dantopka, primé dans la catégorie reportage. Entièrement tourné avec un téléphone, il nous place en totale immersion dans le gigantesque marché de Cotonou au Bénin.
L’Écran de la FFCV : Le sujet de votre reportage sur le marché Dantokpa à Cotonou a-t-il été préparé ou bien a-t-il été une opportunité lors d’un voyage au Bénin ?
Ignacio Selva : Nouvel adhérent au club A2PV, j’ai été intéressé par l’idée du responsable du club d’accompagner un médecin qui se rendait régulièrement à l’hôpital de Cotonou. J’ai ainsi proposé ma candidature et nous avons convenu d’une date pour nous retrouver sur place. Le club octroyait une participation de 380 euros, le reste étant à la charge du réalisateur. Je prenais aussitôt un billet d’avion, mais un peu plus tard, j’apprenais que les dates du séjour du médecin avaient été modifiées. Je décidais de partir tout de même au Bénin, avec quelques vagues idées de sujets en tête : le vaudou, la culture du coton… et surtout le hasard. Je réalisais sur place que ce n’était pas la saison du coton, et quant au vaudou c’est un sujet difficile à improviser sachant qu’il faut une immersion longue pour tenter de se faire accepter. J’avais par ailleurs également entendu parler du marché Dantokpa, considéré comme le plus grand d’Afrique. Renseignements pris, le marché est géré par un syndicat mixte qui dépend du gouvernement. J’avais appris qu’il était totalement interdit de prendre des images sans autorisation. J’ai arpenté les hectares de dédale, les mains dans les poches. J’ai rapidement constaté que les enfants qui travaillaient n’étaient pas accompagnés de leurs parents. Je découvrais ainsi le Vidomegon, coutume ancestrale qui perdure mais qui est dévoyée. Après trois jours de négociations, j’obtenais le feu vert à condition de ne pas montrer les enfants et à ne filmer que l’abondance des produits sur les étals. En fait, ce qui était interdit, c’était de montrer ces « enfants esclaves » au travail, pour ne pas nuire à l’image du pays.
L’Écran de la FFCV : On pourrait reprocher à ce reportage de ne pas avoir recueilli des témoignages et points de vue de représentants d’associations ou d’institutionnels, et de fait rester superficiel. Apporter une dimension ethnographique sur le sujet ne faisait peut-être pas partie de votre objectif, ou bien n’aviez-vous pas le temps ou les contacts nécessaires ?
Ignacio Selva : Il y a deux associations qui s’occupent des enfants sur le marché. Elles se trouvent côte à côte dans un baraquement en bordure du marché. Elles sont financées par des dons internationaux et l’UNICEF. Dans l’une, j’ai trouvé un responsable à l’heure de la sieste auprès de qui j’ai tenté d’avoir quelques informations. Il a déclaré que ça lui était interdit, sans commentaires. Auprès de la seconde association, on m’a dit que seule la responsable pouvait parler des enfants. Après de longues négociations, j’ai obtenu une rare interview filmée de la sœur responsable de la plus importante association. En préalable, elle a déclaré qu’aucune question ne devais porter sur les enfants… c’était mal parti. J’ai alors enregistré un monologue qui explique son parcours et que tout allait bien dans le meilleur des mondes. J’ai décidé de ne pas la garder au montage : cela aurait inutilement rallongé le film.
L’Écran de la FFCV : Certaines personnes interrogées dans ce microcosme du marché semblent s’accommoder de leur « éducation » par leurs tuteurs, même parvenus à l’âge adulte. D’autres films comme le vôtre, proposés par des réalisateurs amateurs, montrent enfants ou adultes parfois horriblement exploités au regard d’un regard occidental alors que leur condition s’avère parfois presque privilégiée par rapport à d’autres franges de la population. Comment prendre du recul sur ce regard d’Occidental ? Quel a été votre ressenti sur place ?
Ignacio Selva : J’ai demandé aux deux adultes qui accompagnaient Merveille et Rodrigue de s’exprimer sur leur parcours et leur relation avec ces enfants qui n’étaient pas les leurs. J’ai enclenché la caméra et j’ai été époustouflé par leur facilité à s’exprimer et le naturel de leurs propos. J’ai deviné une habitude d’expression orale que nous avons sans doute perdu. Dans leur propos ne transparaissaient ni regrets ni espoirs, mais comme une sereine résignation. C’est sans doute difficile pour un Occidental d’appréhender cela. La fidélité aux coutumes ou la nécessité de survie y sont certainement pour quelque chose. A mon niveau, je me sens incapable d’analyser et ne souhaite pas apporter de jugement. Je souhaitais simplement montrer que cette coutume existe et comment elle est pratiquée aujourd’hui. A un degré différent, j’ai moi-même connu cela. Arrivé en France à 5 ans, je me suis retrouvé avec des enfants qui ne parlaient pas la même langue. A la fin des années 1950, les Espagnols étaient nos « Africains » ou nos réfugiés d’aujourd’hui. A partir de 12/13 ans, à chaque vacances scolaires et pas uniquement les grandes, c’était pour moi la cueillette des abricots, puis des pêches, puis du raisin, des pommes et enfin les vendanges. Dans la famille, il y avait pour seul salaire le SMIC de mon père pour six bouches à nourrir. Je n’avais pas le choix, c’était normal pour mes parents, et pour moi aussi. Je pense que la plupart des enfants du Bénin sont dans un état d’esprit semblable. Pour moi c’était du mi-temps, mais pour eux l’avenir est incertain.
Sensible au sort des enfants, j’étais cofondateur d’une association qui œuvrait pour des enfants gravement malades ou à handicaps profonds à la Timone à Marseille. Par. Pour oublier leur maladie le temps d’une sortie, nous tentions de réaliser leur rêve : Rencontre de leur vedette préférée, vol en hélicoptère, promenade en limousine, etc.
L’Écran de la FFCV : Votre film se singularise fortement par son procédé de tournage, à savoir par des longs travellings au milieu des gens et des étals du marché, téléphone portable à la main. Est-ce un parti pris artistique en forme d’exercice de style, un moyen de se fondre avec les touristes et/ou une facilité ?
Ignacio Selva : J’avais apporté mon matériel habituel : pied photo, canon, divers objectifs. J’avais utilisé cette façon de tourner pour mon premier film avec une qualité meilleure, en plans fixes. Mais dans mes approches, j’ai vite compris leur hostilité à être filmés. Ils sont à l’évidence gênés par laisser filmer leur conditions de vie, sans compter les tabous et les croyances. Quand j’ai dit « Je ne filme pas le visage » à quelqu’un qui refusait d’être filmé, il m’a répondu : « Je sais comment ça se passe arrivé chez toi, tu rajoutes la tête…. ».
Pour éviter les attroupements, mais aussi par respect de leurs volontés, j’ai pris la décision de n’utiliser que mon téléphone, un iPhone XS et un petit stabilisateur. L’idée était de suivre les petits vendeurs et de saisir le comportement des éventuels acheteurs : regards, intérêt, indifférence, etc. Pour ne pas perdre les enfants dans le labyrinthe, je devais les suivre, ignorant ce qui se passait autour. J’ai pris goût à cela et cela me permettait de ne pas rester statique. Les travellings longs s’imposaient à moi. Malgré ces précautions, un policier a été appelé. J’ai pu continuer grâce à l’autorisation officielle. S’il avait regardé les images, il est fort probable qu’elles auraient été effacées. Je dois préciser qu’il est impossible de se fondre avec les touristes, car en cinq jours, je n’en ai pas croisé un seul. Il y a aussi bien des choses que je n’ai pas souhaité montrer, comme les stands d’animaux morts destinés aux cérémonies vaudous : chiens, chats, crocodiles, singes, léopards, oiseaux, rongeurs, tout cela par milliers sans exagération)
L’Écran de la FFCV : Pouvez-vous nous préciser quel matériel vous avez utilisé, y compris pour le montage ?
Ignacio Selva : Un iPhone et un stabilisateur DJI de la première génération. Ce dernier a un défaut corrigé depuis. Une fois le téléphone en place, il n’est pas possible d’utiliser la prise son. Je n’ai pas pu utiliser mon petit micro externe Rode, c’est donc le son par l’iPhone qui est capté. La stabilisation de l’iPhone est bonne, mais le stabilisateur externe apporte une meilleure prise en main. Il existe des applications performantes pour filmer, comme Filmic Pro avec de multiples réglages possibles. Je n’ai pas pu l’utiliser, j’avais besoin de rapidité. (Petite astuce au passage : quand on est en position photo sur l’iPhone, il suffit de pousser le bouton sur la droite pour commencer à filmer). Pour le montage, j’ai découvert Da Vinci Resolve, pour les basiques. J’aurai aimé améliorer un peu l’image, apporter un peu de contraste car le temps était très maussade. Je n’ai pas su le faire et trouvé personne pour m’aider. Je remercie Jean-Pierre Droillard qui spontanément m’a conseillé sur les réglages son.
L’Écran de la FFCV : Quel est votre parcours cinématographique ? Quelle est la contribution du club auquel vous êtes adhérent, A2PV Les Pennes Mirabeau ?
Ignacio Selva : Mon parcours cinématographique est pour ainsi dire nul. J’ai une formation de photographe acquise dans les clubs photo. Pour l’instant, je n’ai pas trouvé ma place dans les clubs vidéo qui se désintéressent du reportage. Au printemps dernier, suite à un désaccord avec le président d’A2PV au sujet du transfert du concours régional, je suis en quête d’un nouveau club.
L’Écran de la FFCV : Quel bilan faites-vous au sujet de ce film et quels sont vos projets ?
Ignacio Selva : Il y a quelques années, j’ai présenté un film qui a été retenu pour le concours national : « Les Enchainés de Madagascar », visible ici : https://www.youtube.com/watch?v=-bfpoj-rPNw.
J’y montrais déjà le travail des enfants et surtout les abus des sectes, comme au Bénin par coutume. Je n’ai pas encore oublié cette fillette de 12 ans enchaînée simplement parce qu’elle ne voulais pas travailler. J’aimerais tant savoir ce qu’elle est devenue ainsi que ses codétenues. Je rêve d’y retourner pour faire un reportage complet sur cette secte. J’aimerais savoir ce que sont devenus tous ces prisonniers non officiels. Mon regret d’homme : quelques centaines d’euros auraient suffit à les libérer. Ma fierté de cinéaste : je n’ai jamais vu un reportage professionnel sur le sujet.
NB : Durant mon séjour, j’ai toujours cru entendre « Dantopka ». Or le nom exact est Dantokpa. Il était malheureusement trop tard pour modifier le titre et le commentaire du film.
Propos recueillis par Charles Ritter.