Anne-Sophie Tiberghien nous fait découvrir
Tripoli sous Kadhafi
Le titre du film intrigue : délicat exercice socio-politique ou reportage sous influence sur une époque révolue ? Ni l’un ni l’autre, puisque le film d’Anne-Sophie Tiberghien, cinéaste à Lille LMCV, étonne et séduit par son absence de préjugés et la spontanéité de son approche. Un film revendiqué comme humblement touristique, narré à la première personne, qui aujourd’hui prend une valeur documentaire exceptionnelle.
L’Ecran ►►À quel moment, et combien de temps êtes-vous restée à Tripoli ?
Anne-Sophie Tiberghien ►► Je suis allée neuf fois en Libye entre 2001 et 2010. Mes séjours variaient entre 3 et 4 semaines. J’atterrissais à Tripoli où je passais 4 ou 5 jours à chaque fois. Il y a beaucoup de choses à voir aux alentours.
L’Ecran ►►Pourquoi avoir choisi cette destination ?
Anne-Sophie Tiberghien ►► Je suis une voyageuse, une routarde, née au Maroc. Les destinations hors des sentiers battus, peu familières ou inconnues, m’intéressent. La Libye, après avoir été fermée de nombreuses années, a commencé à s’ouvrir au tourisme vers les années 2000. Des bateaux de croisière en mer Méditerranée y faisaient escale. Les sites archéologiques sur la côte (Leptis Magna, Sabratha) et le désert du Sahara attiraient un nouveau tourisme international. Je ne savais rien de ce pays mal connu jusque-là. Une ligne directe d’avions, Afriqya Airline, reliait Bruxelles ou Paris à Tripoli.
L’Ecran ►►Votre film prend le contre-pied des lieux communs que nous avons souvent à propos des pays musulmans. Était-ce une intention de départ ?
Anne-Sophie Tiberghien ►► Je n’avais aucune intention de départ concernant le film que j’ai réalisé. Mon but était de découvrir un pays que je ne connaissais pas encore. J’ignorais tout de ses réalités, j’y suis arrivée « le nez en l’air » sans attentes ni préjugés. C’est ainsi que je voyage.
L’Ecran ►►La construction de votre film est également intéressante. D’une façon fluide, elle englobe l’histoire du pays, sa modernité, son économie… Vos images ont-elles inspiré votre commentaire ou est-ce l’inverse ?
Anne-Sophie Tiberghien ►► Je suis une femme d’images, sensible, artiste, aimant la spontanéité et épousant l’imprévu. Je ne suis ni historienne, ni politique, ni prof, ni militante, ni intellectuelle, ni journaliste. J’apprécie la beauté de ce qui me touche et m’interpelle, qu’il s’agisse d’art, de paysages ou de contacts humains. Je montre ce que je vois et ressens. Chaque cadrage reflète une impression forte. Je suis un témoin silencieux, et ce sont ces belles images qui ont provoqué mon commentaire qui, je précise, datent d’avant la Révolution arabe de 2011.
L’Ecran ►►Vous introduisez dans ce commentaire des notes d’humour, d’étonnement qui vous permettent de vous placer dans ce commentaire, de dire «je». Pourquoi ?
Anne-Sophie Tiberghien ►► Je suis la seule réalisatrice de mon film. Je n’ai pas d’équipe de tournage. Je suis à la fois camerawoman, preneuse de son, réalisatrice. Je m’occupe de mes relations publiques, et vais où bon me semble, étant seule sur le terrain. Je suis indépendante, il est donc logique pour moi d’assumer l’entière responsabilité d’un tournage. J’assume donc être la narratrice de mon film. Ma voix reflète sans doute la fraîcheur, l’étonnement, la joie, la tendresse, l’amusement, l’émotion de ce que je ressens en filmant.
L’Ecran ►► Le fait d’être une femme vous a permis de filmer certaines situations, comme les mariages, avec des détails qui semblent futiles (robes, chaussures…) mais ne le sont pas dans ce contexte. Comment vous êtes-vous introduite dans ces milieux ?
Anne-Sophie Tiberghien ►► Concernant le mariage, j’avais pris un taxi et avais demandé au chauffeur de me déposer à un mariage ! Il a parcouru les différents quartiers de la capitale à la recherche d’une salle des fêtes où aurait lieu un tel événement, et m’a déposée devant la porte ! Les femmes étaient voilées à l’extérieur. J’ai tenté d’emboîter leur pas pour entrer dans le bâtiment où elles ont enlevé leur tenue d’extérieur, laissant apparaître ces somptueuses tenues féminines ! J’ai fait mes relations publiques timidement, et cela a donné les images intimistes que vous avez vues. Les détails « futiles » vus dans les gros plans de chaussures, de maquillage, etc. sont pour moi primordiaux ! Ils dévoilent des valeurs d’élégance, de raffinement, de bon goût et sont une expression de la beauté. Ces détails visuels me semblent plus éloquents qu’un discours, comme le sont les sourires, la joie, la danse, et la liberté d’être, qui se transmettent à travers ce mariage.
Je n’ai aucun contact local en Libye. J’ai tenté ma chance ce soir-là, et j’ai constaté que ces femmes ont accepté ma présence de façon détendue, en confiance, alors que j’avais un trépied et une grosse caméra !
L’Ecran ►► La perception que vous avez de la Libye sous Kadhafi est très positive, et vos images l’attestent. Comment expliquez-vous que Kadhafi, chez nous, ait surtout été perçu comme un dictateur ?
Anne-Sophie Tiberghien ►► Je ne sais pas pourquoi Kadhafi a été perçu comme un dictateur en France. Mon film montre ce que j’ai vu, je suis seulement un témoin par l’image. Je me suis promenée partout librement, j’ai été accueillie avec gentillesse où j’allais. Le fait que je sois seule, et femme, avec une caméra n’a jamais été source de soucis. Je pense que mon film, aujourd’hui, a une valeur historique.
L’Ecran ►►Vos images, assorties d’un autre commentaire, moins habile, pourraient sembler naïves. Avez-vous l’habitude des commentaires dans vos films, plutôt que des interviews. Quel(s) avantages trouvez-vous à l’un où l’autre de ces procédés ?
Anne-Sophie Tiberghien ►► J’écris toujours le commentaire de mes films. Je le déclame en fonction des images et des séquences que j’ai montées et sonorisées avec des sons enregistrés sur place. Je ne réalise pas d’interviews, car je n’ai rien à prouver ni à faire valoir. Sur mes lieux de tournage, je me contente de glaner des images. Je suis à l’affût de ce que je vais voir, de ce qui va m’émouvoir. Je n’ai aucune idée préconçue avant d’aller dans un pays. J’attends de tomber sous le charme de situations, de rencontres, de paysages, d’événements.
L’Ecran ►►Etiez-vous à chaque fois partie seule en Lybie, et quel matériel utilisiez vous sur place ?
Anne-Sophie Tiberghien ►► J’étais seule pour réaliser ce film-là, mais j’ai occasionnellement emmené mon fils en bas âge ou une amie. J’avais filmé en HDV 16/9 avec un caméscope à cassettes DvCam Sony Z1 avec un trépied Satchler.
L’Ecran ►►Dans la production cinématographique internationale, quel est votre film «coup de cœur», celui que vous placez au-dessus de tous les autres, et pourquoi ?
Anne-Sophie Tiberghien ►► Mon film coup de cœur va à Autant en emporte le vent de Victor Fleming (USA, 1939) car je suis sensible aux relations entre les humains, qu’il s’agisse d’amour, de rapports de force, d’environnement socio-culturel, de souffrances et d’espoir.
Propos recueillis par Elisabeth Jenny.